Extraits

Une vie

L’autre fois, on ne peut pas dire que j’ai fait le plein. Dix personnes, douze peut-être, pas plus en tout cas.
Quand on me fait entrer dans la salle, menottes aux poignets, je réalise que mon tout dernier numéro plaît davantage : les trente sièges sont quasiment tous occupés.
Deux gendarmes m’installent dans mon box, je réprime de justesse un hennissement. Ne pas faire de vague, ça pourrait être retenu contre moi.
« Dring ! » Une sonnerie retentit, aussi horripilante qu’un grincement de chaise sur le sol, mais en plus aigu, en plus féminin. Le juge entre. En dernier, comme un vulgaire type en retard. C’est un vieil homme joufflu, on dirait mon père en peignoir rouge et noir.
Je ne peux m’empêcher de penser qu’on m’a sorti du lit à 5 heures du matin pour me transférer ici avec une bonne heure d’avance. Lui, le juge, son bureau doit être juste derrière, dans l’arrière-boutique, et il se pointe après tout le monde. Mais personne ne lui demande rien. On le laisse même prendre les rênes. L’audience est ouverte.
Le juge commence par s’assurer que je suis bien le bon bougre. « Oui m’sieur, y a pas d’erreur, même nom, même adresse ! », je lance, avec un entrain remarquable pour un homme levé aux aurores. Rassuré, il se met à retracer mon parcours. « Vous complèterez s’il le faut », me dit-il, l’air presque aimable. Mais je me méfie. J’attendrai qu’il ait fini de parler pour faire mes commentaires. Surtout ne pas interrompre un homme qui porte de l’hermine, c’est forcément susceptible.
Mon parcours donc. Cette audience tournerait presque à l’entretien d’embauche. Un entretien vachement facile, vu que je n’ai rien à faire d’autre qu’à écouter. En plus, tout le monde sait que j’ai déjà fait mes preuves, ce n’est pas la première fois que je me retrouve dans un tribunal. Le seul enjeu aujourd’hui, c’est de fixer la durée de mon CDD à l’ombre, voire de me proposer carrément un CDI.
Le juge tient mon CV comme s’il tenait un papier sale, du bout des doigts. Contrairement à moi, il a bien préparé l’entretien. Il commence au tout début. Et puis il donne des détails. J’ai une frousse passagère à l’idée que tous ces gens autour de moi m’imaginent nu comme un ver sur une table à langer. Heureusement, mes premières années dans le monde ont été plutôt sages. À part le pedigree douteux de mes parents, il n’y a vraiment pas grand-chose à dire.
Vient le tour de l’école. Là, le dossier est fourni ! C’est comme si les instituteurs préparaient le terrain pour les juges, au cas où : ils consignent tout et nous évaluent sans arrêt. Aujourd’hui je récompense leur dévouement, je justifie leurs efforts, je leur offre pour ainsi dire les palmes académiques !
Le juge égrène mes 400 coups par le menu : chapardages (pas bien de chourer le goûter de ses petits camarades), violences (ils l’avaient tous bien cherché), insultes (et alors, ça ne vous arrive jamais à vous ?), renvois, désertions, fugues (au moins, je foutais la paix à tout le monde), rackets (mon côté Robin des Bois : je volais aux gros pour m’engraisser moi), agressions (j’ai toujours préféré donner les coups plutôt que les recevoir), insubordinations en tous genres (le côté rebelle, y a rien de mieux pour plaire aux filles)…
Et ce n’est pas fini : il faut aussi qu’on fasse le portrait de ma famille. Un chouette défilé : mon salaud de grand-père alcoolique qui adorait nous dérouiller, mes frères et moi, quand mes parents avaient le dos tourné ; ma mère qu’à proprement parler on n’a jamais entendu parler, vu qu’elle nous gueulait dessus sans arrêt ; et enfin mon fantoche de père qui traversait sa vie en dehors de la nôtre, irradié de bêtise devant sa télé et gavé aux biscuits apéros.
Il sait tout ce juge, c’en est vraiment gênant. Je me demande qui sont tous ces gens qui ont parlé. Je ne pensais pas connaître autant de monde. Parce qu’il faut sûrement beaucoup de témoins pour donner autant de détails. Heureusement, je relève des oublis ici ou là. Quelques îlots d’intimité préservée au milieu d’un océan de boue.
Comme je l’ai déjà dit, ce n’est pas la première fois que je vis ça. C’est une situation plutôt confortable en réalité. On voit défiler sa vie sans avoir à en crever. Une biographie consacrée à soi de son vivant, franchement c’est un luxe. Un luxe qui sent vaguement la mort. Si on vous donne ce privilège, ce n’est pas pour rien. À un moment, il faudra passer à la caisse.
Bien que le juge continue de parler de mon cas, je prends enfin le temps de regarder ce qui se passe autour de moi. Mon avocate n’est pas mal, gentille en plus. Je l’imagine un instant tomber amoureuse de moi et, dans quelques mois, figure de proue fixée sur un patin d’hélicoptère, me jetant un harnais pour me faire évader par le toit de la prison. Certains avocats ont eu ce zèle. Mais mon avocate à moi, je le vois à son regard et à ses mains, est une avocate d’intérieur : elle n’aurait jamais le cran, elle aurait bien plutôt le vertige.
Et puis je m’attarde sur la famille, à l’autre bout de la salle. Il y a l’épouse, le frère, les parents. Ils me regardent tous, les yeux rougis, pleins de haine. Franchement, qu’est-ce qu’ils en savent si je suis coupable ou innocent ? Ils n’étaient même pas là ! Alors que le juge continue à débiter les saloperies qui me sont tombées dessus toute ma vie, je vois cependant que la haine met de l’eau dans son vin. Je me rends bien compte que ça les perturbe de le reconnaître. Ils n’étaient certainement pas venus pour ça. Mais qu’une partie d’eux commence à se dire que finalement j’ai quelque chose comme des circonstances atténuantes, que si je suis coupable, d’autres le sont à travers moi.
Ayez été heureux et on vous donnera perpét’. Du malheur et on vous le déduira. Les derniers seront les moins servis. Un peu de justice divine entre les mains du gros juge.
Quand on en a fini avec moi, on se met à interroger tout un tas de personnes : des témoins (qui n’ont rien vu) et des experts (qui se contredisent). Des heures de questions-réponses sur lesquelles je n’arrive pas à me concentrer et auxquelles, fondamentalement, je ne comprends rien. Au final, on me demande de parler, de conclure et, comme un élève dissipé soudainement tiré de ses rêveries, je balbutie : « Vous savez, moi, m’sieur le juge, j’ai rien d’autre à dire à part que je suis innocent. »
Dans un grincement de chaises, les robes rouges et noires se retirent pour délibérer. Quand elles reviennent, le couperet tombe, mais à côté : c’est la relaxe, faute de preuves. D’un sens, la reconnaissance d’un travail soigné. Ça met du baume au cœur.
Avant d’être raccompagné à l’extérieur, je demande si on peut me faire une copie de mon parcours, celui que le juge a si bien lu. « On va voir ce qu’on peut faire » me répond un gendarme et, sur le coup, je me sens inondé de reconnaissance. C’est que ça aurait une sacrée gueule de pouvoir faire lire ça aux mioches : la biographie de papa !

Vincent Caumont